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Note de mise en scène

« J’écoute les oiseaux chan­ter. Je m’émerveille de ren­contrer des mil­liers et mil­liers de phé­no­mè­nes de rythme dans le monde de la lumière, dans celui des cou­leurs, dans celui des corps, et ma musi­que reste jeune au contact de l’éternelle jeu­nesse ryth­mi­que de la nature éternellement jeune. »

Peut-on trou­ver meilleure intro­duc­tion à La Petite Renarde rusée que cette phrase écrite par Leos Janacek en 1926, alors qu’arri­vant au terme de sa vie il arpente encore la forêt, étudiant la faune, notant des chants d’oiseaux, pui­sant dans cette matière l’expres­sion brute de la vie et du désir qu’il ins­crit à la source même de sa musi­que ?

« Quelqu’un affir­mait devant moi que seul le son pur signi­fiait quel­que chose en musi­que. Eh bien moi, je dis que ce son pur ne signi­fie rien du tout, tant qu’il ne prend pas son ori­gine dans la vie, dans le sang », écrit-il à Max Brod en 1924.

La Petite renarde rusée semble une ode à ce monde vibrant de la nature, uni­vers cycli­que, infini de sen­sa­tions visuel­les et sono­res que Janacek déploie comme un pein­tre à la palette pro­téi­forme : sono­ri­tés impres­sion­nis­tes déve­lop­pées dans de longs inter­mè­des orches­traux ou au contraire motifs brefs, très imagés, sem­blant des vignet­tes illus­trées. Présence d’éléments folk­lo­ri­ques, tra­vail appro­fondi sur la musi­que du lan­gage parlé et les spé­ci­fi­ci­tés ryth­mi­ques de la langue tchè­que, créant une ligne de chant unique, entre arioso et réci­ta­tif... « Je me sens libre » pour­suit-il en 1928, « je res­pire comme la nature au soleil prin­ta­nier. De l’herbe fraî­che par­tout, ici et là une fleur curieuse. Je veux seu­le­ment res­sen­tir les vagues de la musi­que céleste du vent… » Question de liberté, qui est au cœur du livret de La Petite Renarde rusée, mais aussi de l’œuvre et de la vie de Janacek, et lui a permis d’inven­ter ce lan­gage musi­cal si sin­gu­lier. Il com­pose ici un monde rêvé, lumi­neux, coloré, où hommes et ani­maux par­lent la même langue, et où musi­que et image sem­blent ne faire qu’un pour sus­ci­ter une nou­velle forme de mer­veilleux.

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Dessin original de Stanislav Lolek
source : Site de la Philharmonie de Paris

Un lien pro­fond qui est pré­sent d’ailleurs dès la genèse de l’œuvre : Janacek a écrit le livret de La Petite Renarde rusée en adap­tant un feuille­ton illus­tré paru dans le quo­ti­dien Lidove Noviny de Brno.

C’est en jouant de ce dia­lo­gue entre image et musi­que que je cher­che à mon tour à donner vie à cet uni­vers foi­son­nant, et plus exac­te­ment par la réa­li­sa­tion devant les spec­ta­teurs d’un film mêlant des­sins, théâ­tre d’objet, et chan­teurs repris en direct pour être incrus­tés dans l’image. Un dis­po­si­tif qui s’ins­pire esthé­ti­que­ment des pro­cé­dés des débuts du cinéma et qui permet, comme avec des pla­ques de lan­terne magi­que, de com­po­ser, super­po­ser, animer en direct des images.

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Marie Cerminova Toyen, Sans titre (collage_circa1960)
source image : Site de surrealism.gallery

Comme les col­la­ges sur­réa­lis­tes nés à la même époque que l’opéra, ils per­met­tront d’explo­rer tout le spec­tre de la « sur-marion­nette », pour repren­dre l’expres­sion de Gordon-Craig : du dessin au corps vivant de l’acteur, en pas­sant par le pantin et le tra­vail du masque. Une voie d’accès vers le monde bruis­sant de la forêt dans un esprit qui se veut joyeu­se­ment, pro­fon­dé­ment, vivant - comme cet opéra - , per­met­tant tous les chan­ge­ments d’échelle néces­sai­res aux dif­fé­ren­tes natu­res des pro­ta­go­nis­tes, allant des insec­tes aux humains en pas­sant, bien entendu, par les renards...

Dans ce dia­lo­gue entre ima­ge­rie du cinéma des ori­gi­nes et sur­réa­lisme, on retrouve également les sour­ces d’ins­pi­ra­tion du grand cinéaste tchè­que Karel Zeman,qui révo­lu­tionna le cinéma d’ani­ma­tion en fai­sant évoluer des acteurs filmés en prise de vue réel le dans des gra­vu­res de Gustave Doré (Baron Prasil, 1961) ou dans des cartes pos­ta­les (Na Komete, 1970).

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L’Arche de Monsieur Servadac par Karel Zeman
source image : Site allezvoirailleurs.overblog.com

Les pay­sa­ges magni­fi­ques de Schiele met­tent en forme ce véri­ta­ble hymne à la nature et au cycle des sai­sons, dont les chan­ge­ments ryth­ment la vie de la Petite Renarde à tra­vers des pages orches­tra­les somp­tueu­ses et rayon­nan­tes.

Lors des « concerts opti­ques » que je crée depuis 2008 dia­lo­guent musi­que jouée par un soliste et images que je conçois, des­sine, puis pro­jette et anime en direct grâce à une lan­terne magi­que. J’ai eu ainsi l’occa­sion d’éprouver concrè­te­ment, lors de nom­breu­ses repré­sen­ta­tions, le bon­heur par­tagé de cette « fabri­ca­tion en direct ».

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Studios Edison, Bronxville, 1907-1918
source image : Site de wikipédia

Dans la conti­nuité de ces expé­ri­men­ta­tions, je sou­haite convier le public d’opéra à une véri­ta­ble fabri­que, à laquelle contri­bue toute l’équipe du spec­ta­cle pré­sente sur le pla­teau dans un esprit de col­lec­tif. Des chan­teurs aux régis­seurs en pas­sant par l’habilleuse, tous mani­pu­lent les camé­ras et tout se crée à vue. La régie-vidéo permet de com­po­ser en temps réel ce film tourné en plu­sieurs lieux à la fois : cas­te­lets minia­tu­res, pour des fonds en cartes pos­ta­les par exem­ple, de peti­tes marion­net­tes ou des effets visuels, ou gran­deur nature sur fonds noirs pour les chan­teurs, ins­tal­lés dans des espa­ces déli­mi­tés comme ceux du cinéma des pre­miers temps, auquel rend hom­mage Lars Von Trier dans Dogville. Chacun de ces « postes » appar­te­nant à un dis­po­si­tif scé­no­gra­phi­que global. En lais­sant toute sa place à la puis­sance et la sen­sua­lité de la musi­que et du chant inter­pré­tés en direct, nous explo­rons le plai­sir de voir l’image s’élaborer sous nos yeux dans ce « studio »... dont on s’affran­chira rapi­de­ment : com­ment accom­pa­gner la Petite Renarde dans sa quête d’auto­no­mie et de liberté, sinon en fai­sant explo­ser le cadre même de notre dis­po­si­tif !

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Dogville de Lars Van Trier
source image : Site de themovingarts.com

La liberté à tout prix : c’est en effet la quête de Bystrouška, elle qui veut gran­dir sans com­pro­met­tre la vérité ni perdre son regard aiguisé sur le monde, elle qui reven­di­que sa posi­tion mar­gi­nale, elle qui s’érige en fémi­niste cro­queuse de poules et qui, même mariée, mère de nom­breux renar­deaux, cher­che à garder les clés de sa vie et de son désir.

« Et je suis rede­ve­nue un animal sau­vage
La forêt me sembla plus sombre que la nuit noire
Et je me sen­tais libre »

Janacek des­sine le par­cours de son émancipation, et nous la sui­vrons dans le théâ­tre tout entier, jusque dans la fosse par exem­ple où se trouve le ter­rier du Blaireau. Ou dans la salle où les spec­ta­teurs sont invi­tés à pren­dre part aux réjouis­san­ces de son mariage avec le Renard Crinière d’Or : parmi eux chan­tera notam­ment un chœur ama­teur pré­paré dans chaque lieu. C’est dans cette recher­che d’expé­rience par­ta­gée que cette pro­po­si­tion s’enra­cine, pour mieux s’inter­ro­ger ensem­ble : entre humain et animal, peut-on appri­voi­ser le désir ?

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Renart et Ysengrin en costumes de moines
source image : Site de Larousse

Dans le livret de Janacek et sui­vant une tra­di­tion qu’on retrouve dans Le Roman de Renart, dans les fables d’Esope puis de La Fontaine, la fron­tière entre bêtes et hommes est sans cesse remise en ques­tion. Poursuivre ce brouillage de pistes, offre une matière théâ­trale par excel­lence. Il s’agit de ques­tion­ner cette part de sau­vage et de non-maî­trisé, cette ani­ma­lité qui habite chacun de nous et que nous asso­cions sou­vent - à tort ou à raison ? - avec une forme de liberté. Janacek en joue habi­le­ment en fai­sant dia­lo­guer ce monde avec celui des frus­tra­tions, des vani­tés, des ran­cœurs qu’expri­ment cer­tains per­son­na­ges, et les humains en par­ti­cu­lier. L’opéra tout entier se cons­truit en oppo­si­tion avec cette menace mor­bide, comme le rêve mer­veilleux et érotique du Garde-chasse, cou­rant après la Petite Renarde comme après l’incar­na­tion de son propre désir : sans jamais par­ve­nir à l’attein­dre, à le domp­ter. « Aimai-je un rêve ? » se demande-t-il à la fin de l’opéra.

Bêtes anthro­po­mor­phes, hommes aux pen­sées sau­va­ges : fina­le­ment n’est-ce pas la Petite Renarde la plus humaine de tous, elle qui ques­tionne sans cesse son désir, qui se bat pour garder son auto­no­mie, sa libre-pensée ? C’est ce que semble affir­mer Janacek en des­si­nant son par­cours de femme renarde, enfant dont le pre­mier mot est « maman », ado­les­cente décou­vrant le désir, gagnant son indé­pen­dance, jeune femme amou­reuse, mère enfin d’une nom­breuse portée, puis ren­contrant bru­ta­le­ment la mort. C’est le prix qu’elle est prête à payer pour sa liberté. Mais c’est aussi, par l’appa­ri­tion finale d’une nou­velle petite renarde que le Garde-chasse ne par­vient pas à cap­tu­rer, le sym­bole de la renais­sance du prin­temps dans le cycle des sai­sons.

« Et je suis rede­ve­nue un animal sau­vage
La forêt me sembla plus sombre que la nuit noire
Et je me sen­tais libre »